3. Débuter la traduction du Rocher

Débuter la traduction du Rocher du Caro, le texte [a1], est relativement facile puisque le texte évoque le lieu même où le rocher se trouve.

3.3 Le texte [a1]

3.3.1 Ligne 1

S1   ROC AR B
S2GROCAR
S3GROCAR
Translittérationgro Car[o]
Forme finalegro Kar[o]
TraductionCôte Caro

Analyse :

  • La transcription de 2019 a rétablit le G initial qui n’a pas été vu en 1984
  • Nous complétons CAR en Car[o], ce dernier mot étant tronqué en limite du rocher d’après les différentes photos. La transcription de 1984 notait alors un B final, probablement un b minuscule disparu aujourd’hui et confondu avec un o minuscule en réalité.
  • Le C n’existant pas en breton moderne, nous pouvons raisonnablement le convertir en un K (plutôt qu’un CH) dans la forme finale

Conclusion :

Il est cohérent de penser que le rocher est une inscription en rapport avec le lieu : il n’a pas été apporté là mais gravé sur place. « Gro » signifiant « grève », nous le traduisons par « côte » plus neutre, mais « pointe » et « cap » seraient probablement valides en ce lieu.

Nous précisons que par la suite, les translittérations laisseront le C à l’image du signe observé sur le rocher, mais que nous les substitueront dans la forme finale en breton moderne par le k, le ch, le c’h voire même le g selon la graphie proposée dans les dictionnaires.

En effet, autant que possible, nous ne devons pas altérer les signes gravés car cela a des conséquences sur le travail d’interprétation – nous avons vu en page précédente que le simple fait d’utiliser des notes typographiées est déjà une altération en soit.

3.3.2 Ligne 2

S1DRE AR GRIO SE EVELOH
S2dREAR DIOZEEVbIO
S3dRE AR DIoZEE VbIo
Translittérationdre ar dioz eeuñ 10
Forme finaledre ar deiz eeun 10
TraductionEn ce jour précis (du) 10

Remarques préalables :

  • Nous remarquons que S1 a été mal retranscrit : un Z a été noté S, un d noté D et un o noté O. D’une manière générale nous verrons tout au long de notre étude que les minuscules sont systématiquement retranscrites en majuscules, que les И et Z deviennent des N et SИ et Z deviennent des N et S.
    S1 indique aussi GR ce qui s’explique par un défaut de la roche visible sur les photos et qui transforme le D en R (cf. photo page 22). De plus l’espace entre AR et DI donne l’impression d’un G.
    Enfin, il n’y a pas de ELOH à la fin de la ligne, ce qui résulte d’une recomposition des fûts constituant les signes : le b est vu comme un E et le trait verticale I devient un L.
  • La source S2 est plus fiable car manuscrite et plus méticuleuse : les symboles sont représentés tels qu’ils sont vus, exception faite des minuscules qui sont parfois représentées en majuscules (comme ici le O, que S3, les photos, permet de corriger)
  • Cependant, S1 et peut-être S2 commettent la même erreur en réinterprétant des chiffres en lettres en fin de ligne comme nous allons le voir

Note : Le fût d’une lettre, ou montant, est le trait vertical principal d’un caractère. Il est dit fût diagonal ou diagonale pour les caractères A, K, V ou X par exemple

Analyse :

  • La première difficulté consiste à séparer les mots puisque seulement trois d’entre eux sont marqués visiblement sur les photos. Cependant, les lettres DIOZ attirent immédiatement l’attention : on s’attend à traduire une date
  • Dans le contexte d’indiquer une date, dre peut être traduit par « pendant » ou « en »
  • ar est l’article défini « le » mais aussi le démonstratif « ce » choix que nous retenons. En revanche, il ne pouvait pas être le mot àr (« sur ») : pas d’accent donc
  • dioz est très vraisemblablement la forme ancienne de deiz et dérive de la forme latine « dies » (le jour). Il est également possible que dio-ze signifiait « ce jour », le suffixe démonstratif ze étant tombé ou ayant été lexicalisé avec la racine dio le temps aidant. Notons que ni le Meurgorf ni Le Gonidec ne propose une attestation de cette variante, mais que le Gonidec indique deux variantes dez et daez en page 113
  • Si nous cherchons dans le Meurgorf les mots contenant le groupe ZEE, seuls 12 mots sont possibles. Huit sont écartés car incompatibles avec les lettres précédentes et suivantes. Quatre dérivent de la racine dizeeun mais qui sont des entrées du Nouveau Dictionnaire Breton-Français de Roparz Hemon et sont inconnues du Meurgorf et du Le Gonidec, signifiant par là qu’il s’agit d’un mot moderne qui n’existe pas en breton prémoderne. Nous écartons donc finalement ces quatre hypothèses aussi
  • Dès lors, nous en déduisons qu’il y a un espace après le Z : le mot suivant commence par EE
  • Dans nos trois sources, la lettre suivante est un V. Mais comme nous le verrons tout au long de notre étude, le V peut être une graphie du U ou du W comme nous le ferions usuellement en latin
  • Nous cherchons alors un mot commençant par eeu ou eev ou eew. Le Meurgorf ne connaît que des mots commençant par eeu : il y en a 21, tous ayant pour 4ème lettre un n. Donc le mot que nous cherchons ne peut être que eeun, éeun ou éventuellement eeuñ – avec pour conséquence que le groupe IO restant dans S2 et S3 aura un sens indépendamment

Mais comment un n peut-il être noté b dans les sources S2 et S3? Et noté E dans S1 ? Deux explications plausibles à cela :

  1. Le b minuscule peut être un n minuscule mal formé, replié sur lui-même, avec une haste trop marquée
  2. Vb ou Vh sont les graphies en breton prémoderne de la voyelle nasalisée du breton moderne – le b et le h pouvant être prise l’une pour l’autre. Nous retenons cette option car sur la totalité du rocher, il n’y a jamais de n écrit en minuscule

Note : La haste est la partie ascendante des lettres, contraire de la hampe qui désigne la partie descendante

Conclusion :

De même qu’il était cohérent de penser que l’inscription a un rapport avec le lieu même où elle se trouve, la date qui suit est contextuellement l’information que l’on peut s’attendre à trouver sur ce type de support.

Car quel est le but d’une inscription qui n’est pas un graffiti sinon de relater un événement précis et daté à l’endroit où elle se trouve ?

3.3.3 Ligne 3

S1AR VIRIONES BAOAVEL […] R I
S2ARVRfOИEZLENEL
S3ARVRfoИEZLAΘENEL [RV]
Translittérationar ur foñez Laoen èl
Forme finalear ur fonnez Laouen èl
Traduction(En) ce moment important de Pâques comme […]

Remarques préalables :

  • A nouveau dans S1, les minuscules (un o) sont systématiquement retranscrites en majuscules, et les И et Z deviennent des N et S.
    S1 ajoute un premier I surnuméraire lisant VIRI et un second I qui est en fait le f voisin. Les photos actuelles permettent de rétablir les bonnes lettres (Cf. photo page 19 par exemple)
    De même un B est en fait un L confondu avec un b minuscule qui fut improprement noté en majuscule. Le groupe AV est lui devenu EN par décomposition et réinterprétation des fûts de lettres : le A perdant sa diagonale droite, il devient un E, diagonale qui est ensuite associée au V voisin pour former le N.
    S1 révèle aussi deux lettres RI en lacune à la fin. La photo page 52 nous permet effectivement de lire RV. Mais cette partie du rocher est très abîmée et il n’est pas réellement possible d’y lire quoi que ce soit : nous le mettons donc en lacune
  • Même constat pour S2 où encore une fois un o et noté O.

Analyse :

  • Leterme dre de la ligne précédente est sous-entendu ici : il est omis pour éviter la répétition de dre ar. Il s’agit d’une construction distributive classique dans les grammaires. A nouveau l’article ar « le » peut être compris comme l’adjectif démonstratif « ce ».
  • ur signifie « horloge » et par extension, « heure, moment ». C’est surtout un mot féminin en breton.
  • Nous déduisons ici que OИ est la graphie onn du breton moderne. Nous formons alors le mot fonnez qui offre deux sens possibles :
    1. Le verbe à l’infinitif fonnañ se conjugue en fonnez à la 2ème personne du futur de l’indicatif. Mais cette option n’est pas pertinente dans le contexte.
    2. La terminaison ez est la désinence du féminin de l’adjectif fonn que le Meurgorf atteste en 1659 sous la forme foñ. Puisqu’il y a accord avec ur, nous avons donc l’adjectif féminin fonnez qui signifie « abondante, ampleur », et par extension « importante », sens que nous retenons.
  • Le Θ (la lettre grecque thêta) marque la voyelle double ou du breton moderne : nous formons le mot laouen. Ce mot a plusieurs sens : c’est à la fois un nom propre pour Pâques et Noël, et un adjectif masculin. Ce qui précède étant au féminin, et la ligne 1 insistant sur la date du 10, nous optons pour Pâques, en éliminant Noël qui tombe toujours un 25.
  • Enfin, pour le groupe EL final, nous avons le choix entre el (« au » ou « à ») et èl la conjonction « comme », sens que nous retenons pour nous coordonner avec la ligne suivante.

Conclusion :

Dès lors nous obtenons une datation exacte du texte : nous sommes le 10 avril car Pâques est toujours située entre le 22 mars et le 25 avril, nous laissant un unique choix.

Il n’est donc pas utile d’indiquer le mois : fixer le jour en désignant la période de Pâques suffit pour déduire le mois d’avril.

3.3.4 Lignes 4-5

S1[…]GENBICEN DA BEN ESOA … S E
S2PEИ                       AbEИEИEZΘI8E
        GEИbICEИG
S3PEN
        GEИbICEИC
Translittérationpen*geñ-hi ceñc
Forme finalepengenn-hi cheñch
Traductionil achève le changement

Remarques préalables :

  • Le groupe PEN est absent de S1 alors que S2 et les photos permettent de le voir aujourd’hui
  • S2 comporte une erreur de mise en page cependant, pourtant absente de S1 : la ligne 4 PEN se poursuit avec la fin de la ligne 5
  • Dans S3, devant le groupe PEN qui constitue la ligne 4, le rocher n’est pas lisse mais fissuré : il semble impropre à la gravure. Cela justifie que le mot él qui précède fut gravé en fin de ligne 3 à cause du manque de place sur la ligne 4
  • La ligne 5 qui suit débute par un point suivi de GEИ … Mais est-ce un défaut de la roche ? ou un signe gravé ? Aucun moyen de le savoir. Nous émettons l’hypothèse que ce signe indique que le mot a été coupé en deux. Nous notons donc un * dans la translittération. C’est d’ailleurs parce que S1 a omis le groupe PEN qu’elle démarre directement à la ligne 5.
    En effet, la composition change brutalement comme l’illustre la photo de la page 6 : les débuts des lignes 1 à 5 ne sont pas parallèles en raison de la forme du rocher, mais le deviennent sur leurs fins à droite, cette mise en page laissant juste la place pour PEN entre les lignes 3 et 5 mais un espace insuffisant pour poursuivre cette ligne 4 jusqu’au bout.
    Le graveur, comprenant qu’il n’aurait pas assez de place est donc revenu à la ligne après PEN
  • Le B de S1 devient un b dans S2 comme de coutume, S1 ne notant jamais les minuscules. Et enfin un D est présent en S1 car le dernier C du groupe CEИC s’incorpore avec un défaut de la roche, un trait vertical faisant office de fût, transformant le c en d minuscule

Analyse :

  • La dernière lettre du groupe PEN n’est pas claire : il semble qu’un N et un И soient superposés comme si le graveur avait tenté une correction de l’un en l’autre, hésitant entre le n et le nn. A moins que ce ne soit jamais que de l’usure ? Nous retenons ici le n.
  • Sur la ligne 5, la lettre G est incertaine sur S3 mais confirmée par S1 et S2. Nous formons le mot pengenn, racine du verbe pengenniñ « achever, terminer », pour lequel -iñ est la terminaison de l’infinitif. Nous devons alors trouver le suffixe de sa conjugaison. Trois possibilités :
    1. Le futur de l’indicatif, 2ème personne du singulier en -i
    2. L’impératif pluriel, en -it mais discutable dans le contexte
    3. Le présent de l’indicatif, 3ème personne du singulier, option que nous retenons
  • S2 et S3 propose un b qui en réalité un h mal formé ce qui forme le suffixe -hi, le pronom personnel féminin du verbe pengenn. Ce féminin renvoie à ur fonnez de la ligne 3 et désigne « le moment important », qui est masculin en français (alors que féminin en breton)
  • Le groupe CEИC pose un problème car le C n’existe pas en breton moderne. Mais le CH et le C’H existent (ou alors c’est un G mal formé ?). Nous émettons ici l’hypothèse que le C est en fait une graphie du CH du breton moderne.
    Dès lors avec CEИC nous formons le mot cheñch qui a deux sens possibles : le substantif « changement, modification » ou le verbe « changer, modifier » à l’infinitif.
    La suite nous contraint à choisir le substantif – à moins de n’utiliser l’infinitif comme forme nominale (comme dans « le manger », « le boire », etc.)

Conclusion :

Le lecteur notera ici à quel point le support de l’écriture doit fondamentalement être pris en compte pour le travail d’épigraphie.

Dans le cas présent, le graveur a commencé une ligne 4 avec PEN puis a rencontré un obstacle qui l’a contraint à revenir à la ligne, pour finalement graver une ligne 5 en remontant vers la ligne 3 en bout de rocher, provoquant alors cette curieuse mise en page qui a induit les chercheurs en erreur par la suite dans leur relevé.

Cet exemple illustre l’importance d’effectuer des relevés photographiques rigoureux plutôt que des facsimilés manuscrits (ou pire, typographiés) – avec la prise de risque de déstructurer le texte et de réinterpréter les symboles comme nous avons pu le constater sur le relevé de 1984.

3.3.5 Fin de la ligne 5

S1DA BEN ESOA … S E
S2   AbEИEИEZΘI8ZE
S3   AbEИEИEZΘIZ ZE
Translittérationa-beñ eñezo Iz ze <+>
Forme finalea-benn inizioù Iz zo <+>
Traductiondans les îles : l’Iroise est …

Remarques préalables :

  • Le D initial est écarté de S1 comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent
  • A nouveau dans S1, les minuscules (un b) sont systématiquement retranscrites en majuscules, et les И et Z deviennent des N et S
  • Grâce à S3, nous corrigeons le chiffre 8 de S2 en un Z : une fissure naturelle de la roche transforme cette lettre en un chiffre

Analyse :

  • En positionnant correctement les espaces, nous formons aisément les mots a-benn et enez en notant que les nasillement ñ s’affaiblissent en n ou se note nn entre le breton prémoderne et moderne (encore une fois).
    a-benn a plusieurs sens dont « pour, dans, d’ici, … ». Dans le contexte qui suit de désigner un lieu, nous retenons « dans »
  • A nouveau, le Θ marque la voyelle double ou du breton moderne, la terminaison du pluriel en -ou nous permet de former eñezou, « les îles ». En breton moderne le pluriel est inizi ou inizioù dans ses formes fléchies. Nous supposons ici que la forme enezou existait en breton prémoderne – d’autant qu’une forme enezi est attestée en 1850 (mentionnée dans le Meurgorf en citation du Le Gonidec.
    Nous formons donc a-beñ eñezou « dans les îles », ce qui justifie le choix en fin de ligne précédente d’opter pour « le changement » plutôt que le verbe ceñc à l’infinitif.
  • Nous formons ensuite le nom propre Iz qui désigne l’Iroise, la mer où se situe la côte du Caro
  • La fin de la ligne ZE peut être le mot « te, de » résultant d’une mutation douce ou spirante, mais il signifie « thé », la plante, ce qui n’a pas de sens ici.
    Elle pourrait alors être un suffixe exprimant le démonstratif « ce ». Cependant, il semble difficile de le raccrocher au nom propre qui précède pour former iz-ze , « cette Iroise ».
    Seule option plausible : c’est une variante de zo, une forme fléchie du verbe irrégulier bezañ, à la troisième personne du singulier de l’indicatif.
  • Le signe + n’était pas noté dans S1 et apparaît dans S2, laissant penser qu’il s’agit simplement d’un défaut du rocher ou une marque quelconque que nous pouvons ignorer

Conclusion :

Une nouvelle fois nous constatons qu’un défaut de la roche peut altérer la compréhension.

3.3.6 Ligne 6

Remarques préalables :

S2 omet des lettres visibles sur la photo en page 6 du dossier. Il nous semble lire OAИ[T], le T étant incertain, sa barre supérieure pouvant être la barre inférieure du I de la ligne du dessus.

Détail de la photo en page 6 du dossier - au-dessus du couteau
Détail de la photo en page 6 du dossier – au-dessus du couteau

En revanche, S1 fait état de beaucoup plus de lettres : DIASBOANT. Nous pouvons donc tenter de reconstruire la lacune actuelle, dont la fin est bien identique à celle que nous lisons dans le détail photographique ci-dessus.

Un espace important sépare le groupe EKGE et du signe en demi-lune (là où dans S1 EKGES est lu alors qu’il n’y a ni S ni Z). Ceci nous fait dire qu’il faut traduire ces deux groupes en considérant une lacune possible entre les deux, ou en deuxième hypothèse, rien du tout.

Remarquons que le E final n’est une lettre mais l’extrémité fermant la demi-lune, formant ainsi une corne ou un cor de chasse : le trait central du E n’est qu’un défaut du rocher, et le E est incliné vers le haut, montrant qu’il fait corps avec la demi-lune. Nous lisons donc DIASBOAN[T…]EK G avec un espace entre le EK et le G et non pas EKGE.

Cette lecture est d’autant plus cohérente que le symbole du cor est alors complet : il est un symbole représentatif comme l’illustre d’ailleurs la photo ci-dessous :

Détail du symbole en forme de corne page 6 du dossier
Détail du symbole en forme de corne page 6 du dossier

Nous pouvons maintenant traduire :

S1DIASBOANT…
…EKGES…
S2EKGE (suivi du signe en demi-lune)
S3[…]OAИ[T…]
EK G (suivi d’une corne)
Translittérationdiazboañ            ek G (korn)
Forme finalediazboan            ek G (korn)
Traductionla plus basse      graveur G. Korn

Analyse :

  • S2 ne donnant aucune information, seules cinq photos peuvent nous aider pour combler la lacune encore lisible dans S1 : en page 5, 10, 25, 51 et 58. Et parmi ces cinq photos, seules celles en pages 25 et 51 sont exploitables.
    S1, comme nous l’avons déjà vu, transforme systématiquement les S en Z. Nous pouvons donc former le groupe DIAZ (et non DIAS) qui signifie « base » ou « aval ». Nous pouvons alors faire une première hypothèse que nous avons deux mots diaz et boañ. Ce dernier mot n’existe pas en breton mais peut être la forme mutée adoucissante de poañ. Le mot boañ avec un affaiblissement en boan, mot à connotation négative, signifie « douleur, mal, peine, chagrin » ou encore « les efforts ». Et force est de constater que cette hypothèse des deux mots n’est pas valide d’un point de vue sémantique.
  • La lettre B n’étant plus lisible, nous pourrions envisager qu’elle puisse être un autre signe. Les B de l’inscription étant toujours gravés en minuscule – S1 l’ayant noté par une majuscule – nous pouvons envisager qu’elle soit en fait un h voire un n mal formé. Mais il n’existe pas de moyen de former un mot commençant ainsi : nous devons donc abandonner cette piste.
  • Etudions maintenant l’hypothèse d’un mot unique diazboañ : une variante de diaz est diazva, nom signifiant « base » au sens d’un lieu. Nous avons aussi l’adjectif diazv qui selon le Meurgorf admet des formes fléchies en diazvañ, diazvat, … Nous allons ici supposer que diasbo est une forme mutée non attestée de diazv.
    D’une part aucune des formes fléchies de diazv n’est attestée, d’autre part, aucun dictionnaire en ligne n’en fournit une traduction. Nous allons donc extrapoler que sa traduction est « bas/basse », la terminaison en -añ étant la construction usuelle d’un superlatif en breton, nous obtenons donc « le plus bas/la plus basse ».
    A noter que sur la même racine, nous avons le mot dazre qui désigne une marée de mortes eaux par ailleurs.
  • Nous poursuivons avec le groupe EK. En première hypothèse, cela pourrait être la terminaison d’un adjectif féminin, dans l’éventualité d’une lacune qui précède. Si nous observons la ligne au-dessus, nous pouvons même estimer qu’il manquerait trois à quatre lettres : nous chercherions donc un mot de 5 à 6 lettres maximum.
Détail de l'espace disponible de la ligne 6
Détail de l’espace disponible de la ligne 6

Cependant cette hypothèse doit être écartée : il n’y a pas de mot féminin proche auquel ce mot en lacune pourrait être accordé. De plus, l’espace entre les deux mots n’offrent aucune trace de lettres : il est peu probable qu’une usure ait localement supprimé des lettres quand de part et d’autre et au-dessus, les lettres sont restées intactes.

Enfin, la différence de taille entre les groupes DISABOAN et EK ainsi que l’absence d’alignement, laisse clairement penser à deux groupes de lettres séparés.

  • ek est mentionné comme étant un nom masculin dans le Meurgorf mais attesté seulement en 1850. La version numérique en ligne du dictionnaire « Le Gonidec » proposée par la BNF, indique en page 296 « Pointe. Il est peu usité aujourd’hui, excepté dans quelques composés ». Nous comprenons-là que le mot désigne l’outil qui a servi à graver le texte : un gros clou ou un ciseau. Par extension, ou par abréviation, ek peut donc introduire la signature de l’auteur du texte. Nous le traduisons donc par « graveur ».
  • Enfin, la lettre G seule suivie du dessin d’un cor de chasse peut être comprise comme une signature « G. Korn », le nom « Korn » étant un patronyme très répandu en Bretagne. Nous retenons cette hypothèse car l’ensemble « ek G + symbole » est centré.

Conclusion :

La composition du texte montre ici qu’il s’achève quand les sources S1 et S2 perdent cette information de structure.

Avec le mot diazboañ, nous nous trouvons également face à un hapax, c’est-à-dire un mot présent dans une unique occurrence dans l’ensemble des textes constituant le corpus du breton. Nous l’avons ici traduit sans ouvrage de référence par déduction, ce qui dès lors entache la traduction d’une hypothèse non validée … jusqu’à ce qu’un deuxième texte soit un jour découvert employant ce mot.

Le lecteur notera que le mot ek constitue une difficulté du même ordre puisque rare.

3.3.7 Le texte [a1] : Synthèse des lignes 1 à 6

Nous obtenons le texte suivant en breton moderne :

Gro Kar[o]
dre ar deiz eeun 10
ar ur fonnez Laouen èl
pengenn-hi cheñch
a-benn inizioù Iz zo
diazboan
ek G. Korn.

Que nous pouvons traduire par :

Côte Caro
en ce jour précis du 10
ce moment important de Pâques comme
il achève le changement
dans ces îles : l’Iroise est
la plus basse
graveur : G. Korn.

Nous retenons un élément de datation : si nous nous reportons aux calendriers des dates de Pâques au 18ème siècle, nous pouvons émettre une hypothèse de datation de l’inscription : en 1787, Pâques était le 8 avril dans le calendrier grégorien, soit 2 jours avant le 10. Or Pâques en ce temps ne désignait pas le dimanche mais la totalité de la semaine, nommée l’octave dans la liturgie catholique. Dès lors, l’inscription désigne le jour 10 pour lequel le dimanche de Pâques était le 8 avril.

Notre texte [a1] ne peut donc être daté que du mardi 10 avril 1787.

Mais au-delà de la date, nous avons aussi une indication maritime : une marée très basse. En consultant alors le calendrier des marées pour la date du 10/04/1787 en plusieurs points de la côte, nous constatons qu’à Brest le coefficient de marée était de 36 (soit une hauteur de 5.17m) à 9h21 et qu’il était de 32 à 22h01 (même constat à Camaret ou à Trez-Hir, les 2 autres points les plus proches de Caro fournis par le SHOM).

C’est-à-dire une marée de mortes eaux avec un coefficient inférieur à 45 et proche du seuil minimal de 20. Nous tombions d’ailleurs au plus bas le lendemain : un coefficient 30 le mercredi 11 avril.

Le texte [a1] décrit donc la situation exacte : une marée extrêmement basse !

Nous renvoyons le lecteur à notre annexe (Chapitre 4.1) sur les mortes eaux à Brest entre 1785 et 1789 : l’année 1787 a constitué un record en durée, 20 jours de mortes eaux contre 4 jours en 1789, et record en coefficient descendu à 26.

Note : le calendrier des dates de Pâques au 18ème siècle et le calendrier des marées (en annexe).